Patrick Giraudoux est professeur d’écologie à l’Université de Franche-Comté. Le scientifique a participé aux côtés de 164 autres auteurs à la rédaction du rapport de l’I.P.B.E.S. (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) Nexus, couramment appelé le G.I.E.C. de la biodiversité.

C’est à dire : L'I.P.B.E.S. existe depuis 2012, 11 réunions plénières ont déjà eu lieu avec les représentants des 147 États membres. Le dernier rapport d’évaluation sur les liens entre la biodiversité, l’eau, l’alimentation et la santé, connu sous le nom de rapport Nexus (nœud en anglais) et auquel vous avez participé, a été présenté en décembre dernier en Namibie. Quel changement apporte-t-il par rapport aux précédents rapports ?
Patrick Giraudoux : Le rapport est intitulé ainsi : “Affronter ensemble cinq crises mondiales interconnectées en matière de biodiversité, d’eau, d’alimentation, de santé et de changement climatique”. Il s’agit du rapport le plus complexe à cause de toutes les relations entre les éléments. Toute une série de rapports précédents était basée sur un seul axe, comme la chute de la biodiversité. On a vu que l’approche en silo est un relatif échec, on traitait séparément l’agriculture, l’alimentation, l’eau, la biodiversité, la santé. Il faut décompartimenter et mettre en relation les différents aspects du Nexus. Initialement, j’ai été retenu pour participer à cause de mes activités pluridisciplinaires de recherches. Puis, j’ai pris plutôt un rôle de leader sur les aspects biodiversité et santé. J’ai participé plus particulièrement à la rédaction du chapitre 1 de cadrage.

Patrick Giraudoux, naturaliste dans l’âme, scientifique dans la peau (photo Véronique Giraudoux).

Càd : Le rapport fait 1 700 pages, se base sur 6 500 publications scientifiques et a réuni 165 scientifiques. Quel est son objectif ?
P.G. : C’est un rapport sur l’état des connaissances scientifiques sur les liens entre biodiversité, eau, alimentation, santé, dans le cadre du changement climatique. Il est accessible à toutes et tous, ensuite, c’est aux gouvernements de choisir les actions à mener. Le rapport est un état des lieux de ce qui est prouvé. Et il met en avant 75 options qui peuvent être mises en œuvre par les gouvernements et/ou les citoyens. C’est un rapport sur les solutions, on n’en reste pas au constat.

Càd : Pouvez-vous illustrer concrètement un exemple de solution ?
P.G. : Au Sénégal, par exemple, dans les pays arides, le problème réside dans l’alimentation. Pour produire plus, on a construit un barrage pour créer un plan d’eau afin de résoudre les problèmes d’irrigation. La production agricole, notamment maraîchère, a augmenté. En même temps, cela a créé des zones d’eau qui permettaient aux gens d’aller chercher de l’eau. Mais la production agricole s’est faite avec beaucoup d’engrais chimiques, qui sont nécessaires sur des sols pauvres. Les excès d’engrais sont lessivés dans le lac. La végétation aquatique s’est développée, des espèces d’escargots d’eau douce sont devenues abondantes. Or, ces escargots abritent deux espèces de parasites, les larves de ces parasites nagent dans l’eau. Et lorsque les personnes ont les pieds dans l’eau, les larves traversent la peau et elles contractent la maladie, appelée bilharziose. Dans une approche classique, on va soigner les gens avec un antiparasitaire mais c’est sans fin. On va réintervenir avec des produits chimiques que sont les antiparasitaires.
L’approche Nexus place autour de la table des médecins, des agronomes, des vétérinaires, des écologues. Le problème est le surplus de la végétation, si on l’enlève localement, aux points d’eau, il n’y a plus d’escargots. Tant que ce projet-là était subventionné, ça marchait bien. Mais si l’argent se tarit, plus personne n’enlève la végétation. L’agronome a démontré que la végétation est compostable, donc peut devenir un engrais, le vétérinaire, qu’il pouvait servir d’ensilage, donc un aliment pour le bétail. L’agriculteur avait donc de l’intérêt à enlever cette végétation. Ce compost est en plus 64 fois moins cher que celui des engrais minéraux. Avec cette solution, la qualité des eaux ne change pas car la végétation est enlevée uniquement sur les points d’alimentation en eau. Du point de vue de la santé, une baisse de la maladie a été observée, l’agriculture et l’élevage ont été améliorés, la qualité de l’eau et la biodiversité n’ont pas changé. C’est cela qu’on appelle une approche Nexus, gagnante sur plusieurs éléments, d’habitude considérés séparément.

Càd : Depuis quand appliquez-vous cette approche Nexus dans vos recherches ?
P.G. : Je l’ai toujours pratiquée. Ma thèse au début des années 1990 portait sur la transmission d’une maladie parasitaire, l’échinococcose alvéolaire, dans le Doubs. Pourquoi cette transmission ? Parce que la population de rongeurs était abondante. Elle l’était en conséquence d’un certain nombre de changements de pratiques pendant les Trente Glorieuses. J’ai donc travaillé avec le monde agricole pour comprendre ces changements, avec les médecins pour comprendre les facteurs de risque chez les humains, les vétérinaires pour comprendre le portage du parasite chez le renard. Tout de suite, on a pensé système et pas seulement un élément.

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Càd : L’approche Nexus est-elle entrée dans les mœurs de la société, ou du moins dans les esprits ?
P.G. : Dans les années 1990, c’était une approche totalement exotique. Dans le monde scientifique, elle s’impose maintenant. Mais peu de gens savent le faire bien. On s’aventure en bordure de sa discipline, on n’a pas toujours l’envie, ni les moyens. Côté politique, on est encore dans le monde d’avant. On le voit dans le monde de l’agriculture, tout le monde est rétif à aller vers l’agroécologie. Beaucoup de politiques et d’organismes agricoles défendent un modèle qui a eu ses vertus dans l’après-guerre mais qui est maintenant dépassé. Dans certaines régions, bien qu’ils travaillent 15 heures par jour, 7 jours sur 7, beaucoup d’agriculteurs n’arrivent pas à dégager un revenu décent. Plutôt que de trouver des solutions Nexus, on les précipite pourtant sur des solutions d’agriculture conventionnelle intensive, qui les ont conduits dans cette situation. Dans le domaine de la santé, nous avons l’exemple du Covars (Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires) créé après le choc Covid-19. Quand il a été mis en place, la lettre de mission était de travailler dans le cadre d’Une seule santé (One Health). C’est un Nexus : trouver des solutions pour optimiser la santé humaine, animale, des plantes et des écosystèmes conjointement. L’année dernière, les plans Santé-environnement régionaux ont été renouvelés. Dedans, tous ont un volet Une seule santé. En Bourgogne Franche-Comté, deux personnes à l’Agence régionale de santé assurent la transversalité. Donc les choses bougent. Mais les structures administratives restent en silo : ministère de l’Agriculture, de l’Environnement, les A.R.S., la D.R.E.A.L., etc.

Càd : Parlez-nous de vos recherches qui portent sur la relation entre écologie et santé ainsi qu’aux conflits entre l’humanité et la faune sauvage, recherches qui vous ont notamment mené du massif jurassien à la Chine…
P.G. : Dans les années 1990, on a donc mis au point une méthode pour contrôler les pullulations des campagnols et pour éviter la transmission de l’échinococcose alvéolaire. On n’entend plus parler de ce problème qui est maintenant maîtrisé par les éleveurs qui le souhaitent. On a vu mettre en œuvre au début des années 2000 les résultats obtenus dix ans plus tôt. Il faut au moins une dizaine d’années et hélas ici une crise pour que les choses bougent. Dernièrement, en 2018, le programme Careli (Campagnol, renard, lièvre) a été lancé, il s’étale sur dix ans (le cycle démographique du campagnol terrestre). Le conflit était ouvert entre ceux qui voulaient protéger le renard et ceux qui voulaient lui donner le statut d’espèce susceptible d’occasionner des dégâts (donc destructible hors saison de chasse), E.S.O.D. Ce programme réunit toutes les parties prenantes : agriculteurs, chasseurs, naturalistes, chercheurs et administrations. Chacun a sa vérité. On se met autour de la table et on arrive à de la nuance, à accepter un point de vue. Il ne faut pas attendre que les politiques changent de logiciel, on le constate hélas, mais les citoyens peuvent le faire localement. Ce programme permettra à terme de guider les décisions préfectorales quant au statut du renard sur des bases objectives et partagées.
Pour que ce système fonctionne, on a besoin d’une référence impartiale, les scientifiques garantissent l’impartialité par rapport à toutes les parties prenantes. Comme l’écrit Gaston Bachelard, les scientifiques sont des “travailleurs de la preuve”, on est formé à faire le tri entre ce qui est prouvé et ce qui ne l’est pas. La connaissance scientifique peut évoluer mais c’est toujours sur une base rationnelle. Avec le programme Careli, on a créé un modèle d’approche socio-écologique qui pourrait être repris pour d’autres espèces, ou dans d’autres espaces. Ce qu’on a appris à faire dans le massif jurassien, on l’a exporté en Chine qui est confrontée aussi au problème de l’échinococcose alvéolaire. Notre approche pluridisciplinaire a été reconnue et exportée dans un autre système.

Càd : Peut-on imaginer un Careli pour le loup, dont la présence cristallise de nombreuses tensions ?
P.G. : On peut, oui !