Ancien professeur d’horlogerie, Pierre Taillard a vécu l’Occupation et la Libération dans son village de Saint-Hippolyte. Il se souvient avec une acuité étincelante de ces heures sombres, et des jours plus heureux de la Libération. Il avait à peine 16 ans.

C’est-à-dire : Vous avez eu très jeune l’âme d’un résistant. Comment est né ce caractère bien déterminé ?
Pierre Taillard :
Je suis devenu anti-Nazi dès 1936. Ma sœur de 16 ans avait fait un échange linguistique avec une jeune Allemande qui se prénommait Olga. Quand cette dernière est venue en France, on l’a emmenée visiter Lyon, Reims, etc. Elle disait sans arrêt “Chez nous, c’est plus colossal !” et avait ce caractère dominateur qui m’a tout de suite été insupportable. Par ailleurs, une tante de ma sœur, qui était une opposante au régime en Allemagne, savait ce qui se passait en Allemagne avec les Juifs, et j’ai été très vite éveillé à ces questions. À l’âge de 9 ans, j’étais déjà, et consciemment, un anti-Nazi.

Pierre Taillard aura 97 ans le 25 septembre. L’ancien horloger a été aussi peintre, sculpteur, poète, écrivain et militant pour la défense de la nature. Il n’a jamais baissé les armes.

Càd : Donc quand les Allemands sont arrivés en France, vous avez immédiatement eu ce sentiment de résistance, dès le plus jeune âge ?
P.T. :
Les Allemands sont arrivés à Saint-Hippolyte le 19 juin 1940, j’avais 12 ans et demi. Dès le printemps, en allant récupérer de la ferraille pour participer à l’effort de guerre, j’ai été écrasé par une camionnette sur le pont de Saint-Hippolyte. Plâtré du torse aux jambes, avec les deux fémurs cassés, je suis resté immobilisé pendant trois mois. Une partie de l’histoire est assez savoureuse : le conducteur de la camionnette, qui transportait une vache, était un alcoolique notoire, qui était donc ivre quand il m’a roulé dessus. Mais à cette époque, le fait d’avoir bu était considéré comme une circonstance atténuante ! Raison pour laquelle les gendarmes m’ont attribué les 3/5èmes de la responsabilité de l’accident… On n’était alors que dans la drôle de guerre.

Càd : Comment avez-vous ensuite vécu les mois et les années suivantes, avant 1944 ?
P.T. :
Dès le mois de juillet, quand j’ai été à nouveau sur pieds, j’ai commencé à ramasser des fusils de guerre qui avaient été abandonnés par les soldats à l’arrivée des Allemands. Mon idée, comme beaucoup d’autres, c’était de reconduire les Allemands chez eux ! Avec ces fusils, on tirait dans les bois pour s’entraîner à résister. C’était un peu romantique, mais je me considérais déjà comme un petit soldat français au milieu des Allemands.

Càd : Vous vous souvenez donc de vos premiers actes de résistance ?
P.T. :
Très bien. Il y avait une mitrailleuse Hotchkiss de fabrication française installée sur le pont. Avec des copains, on jouait avec, au moment où trois soldats allemands passaient. Après leur passage, on a démonté discrètement la mitrailleuse et on a jeté les pièces dans le Dessoubre. C’était mon premier acte de sabotage !

Càd : Vous étiez conscient des risques que vous preniez ?
P.T. :
Parfaitement. Comme on tirait dans les bois, les Allemands ont fini par s’en rendre compte. En juin 1941, depuis le pont de Saint-Hippolyte, ils se sont mis à nous viser, les balles éclataient autour de nous dans les cailloux, c’était notre baptême du feu. Mais cela ne nous a pas refroidis, au contraire, nous étions déjà très déterminés.

Càd : Les conditions d’occupation se sont durcies au fil des mois ?
P.T. :
Oui, au moment où la Gestapo est arrivée et a entamé trois mois de recherche de renseignements. Elle voulait savoir qui faisait quoi, avec qui, et où ! Elle a débarqué le 17 septembre 1941. Elle a notamment trouvé chez Henri Tirole, un habitant de Saint-Hippolyte de 21 ans, une quinzaine de fusils et des munitions. Il fera partie de la centaine de fusillés de la Citadelle. J’ai récupéré la lettre qu’il avait écrite à ses parents et dans laquelle il demande de pardonner à celui qui l’avait dénoncé. Très touchant… De mon côté, j’avais récupéré également deux revolvers, des armes d’officier, j’avais les fusils également, des munitions, etc. Je les ai sorties de la maison et cachées au bord du Dessoubre, puis dans une faille de rochers un peu plus haut. Mais j’ai tout gardé, je ne m’en suis pas débarrassé. Je me suis forgé dans ces années cet état d’esprit de ne rien lâcher. Un jour que je faisais le guet en haut d’un sapin, ma sœur m’a prévenu que les Allemands étaient chez nous, elle m’a dit : “Tu nieras tout.” Deux types de la Gestapo, accompagnés de deux soldats allemands, ont commencé à m’interroger en me disant : “Si tu as des armes et que tu ne te dénonces pas, on emmène ton père et on le fusille…” Je ne me suis pas dégonflé, j’ai nié en faisant état de mon accident qui m’empêchait soi-disant de manier les armes. Aujourd’hui encore, je suis surpris de l’aplomb que j’ai eu ce jour-là… Et qui m’a sauvé. Depuis ce temps-là, je n’abandonne jamais.

Càd : La résistance s’est ensuite mieux organisée dans votre village ?
P.T. :
Le fils du maire Michel Lamy a commencé à nous fédérer en résistance organisée, mais 25 jeunes de Saint-Hippolyte ont été envoyés en prison par les Allemands, ça a complètement désorganisé le mouvement et dès lors, avec trois copains, on a décidé de se débrouiller et résister ensemble. On a donc continué à nous entraîner au tir, les quatre. On était toujours suspendus au risque qu’on nous dénonce aussi. Deux résistants ont été abattus à Saint-Hippolyte, d’autres ont été arrêtés. Je pense que je suis encore là parce qu’on a décidé de résister indépendamment au sein de ce petit groupe.

Càd : Et ce furent ensuite pour vous les années bisontines ?
P.T. :
Mes parents m’ont envoyé à l’école d’horlogerie en octobre 1943. Je ne revenais qu’aux vacances à Saint-Hippolyte, mais je ne pensais qu’à une chose : c’était de poursuivre nos actions. Le 15 mai 1944, à l’école d’horlogerie, on a entendu parler de l’idée d’un débarquement. Tous ces mois à l’Horlo ont donc été très durs pour moi. En résistant, on ignorait encore l’existence des camps de concentration. Dans ma tête, si on était pris, on était pendu ou fusillé. On acceptait ça comme un résultat possible de la Libération. Le 15 mai, le lycée a fermé pour ne rouvrir que le 22 novembre. Les quatre copains, on avait décidé qu’on ferait le coup de feu à Saint-Hippolyte. Morteau avait déjà été libéré le 25 août, Maîche le 30. Saint-Hippolyte le sera le 31, mais définitivement le 6 septembre avec l’arrivée de l’armée régulière française. La guerre n’était pas terminée, car le front s’est installé autour du Lomont pendant près de deux mois encore. Le 25 août, plus d’un millier de soldats allemands de l’armée Vlassov étaient arrivés à Saint-Hippolyte. Il y avait des obsèques à l’église. Quand la rumeur s’est répandue que les Allemands arrivaient en force, l’église s’est vidée en un clin d’œil. Il ne restait plus que le curé et le mort… Nous sommes vite allés cacher nos armes, mais j’avais oublié un revolver dans ma poche…

Càd : Nouvelle frayeur ?
P.T. :
Une patrouille allemande de six soldats me siffle. Je repère un massif de grandes orties. Je choisis alors, non pas de me sauver, mais d’aller vers les Allemands et je me débarrasse alors du revolver dans le massif d’orties par un léger déhanchement. Je suis alors fouillé de haut en bas par deux soldats, tandis que les quatre autres me mettent en joue. J’ai baissé la tête, j’attendais qu’ils me collent une balle dans la nuque. Ces orties m’ont sauvé la vie. Depuis, j’ai toujours entretenu dans le jardin de ma maison un massif d’orties… Une fois de plus, la chance m’avait souri.

Càd : Cette période vous a donc forgé à jamais ?
P.T. :
De ce gamin qui était gentil et tranquille, je suis devenu un vrai combattant qui n’aime pas les injustices et qui continue à les combattre.


Cet article vous est proposé par la rédaction du journal C'est à dire, distribué à + de 30 000 exemplaires sur le Haut-Doubs.
Pour devenir annonceur et booster votre visibilité, cliquez sur l'image ci-dessous
Publicité journal C'est à dire