Des habitants du Haut-Doubs racontent leur calvaire depuis qu’ils ont été opérés des hémorroïdes par Luc Clémens, proctologue à Besançon. Souffrant désormais d’incontinence fécale, ils livrent une vérité crue, humiliante, dégradante, sur leur quotidien, résultat d’une intervention qui a laissé des séquelles a priori irréversibles
Ils s’appellent Johan, Léa, Fabienne, Sylvia et Anne. À les regarder discuter autour de la table, on a le sentiment d’assister à une soirée conviviale entre amis. Mais ces sourires apparents masquent en réalité une profonde souffrance. Ces habitants du Haut-Doubs se rencontrent pour la première fois ce mardi d’octobre à Morteau, réunis par la même raison médicale qui a brisé leur vie : une opération ratée des hémorroïdes aux conséquences dramatiques.
Ces cinq personnes font partie des dizaines de patients qui se disent victimes du Docteur Luc Clémens, proctologue à Besançon. Le chirurgien a été mis en examen le 24 septembre pour blessures involontaires sur 37 d’entre eux ayant entraîné une interruption temporaire de travail de moins de trois mois. Un motif aggravé par “une violation manifestement délibérée de son obligation de sécurité et de prudence” selon le procureur de la République Étienne Manteaux. Le Docteur Clémens est interdit d’opérer depuis. Présumé innocent, il a fait appel de cette décision contestant les faits qui lui sont reprochés. Une audience est prévue le 30 octobre devant la Chambre de l’Instruction.
“Ce que je veux, c’est qu’il ne touche plus jamais personne” espère Léa, 29 ans, qui a été opérée en 2022 des hémorroïdes par ce chirurgien à la suite de sa grossesse. Une intervention douloureuse en elle-même. Depuis, la jeune femme souffre d’incontinence. Elle livre une vérité crue : “Comment garder sa féminité quand on se déplace avec un sac à langer comme pour un gosse ? Je ne peux plus accompagner mon enfant au parc, à la piscine. On se sent humilié quand on se réveille la nuit dans ses selles et qu’il faut changer les draps.”
Au sein du petit groupe réunit ce soir-là, on se serre les coudes, on s’entraide, on parle librement des difficultés quotidiennes dont chacun souffre à des degrés divers. Ils en rient parfois, en pleurent souvent. “Luc Clémens m’a volé mon estime, ma liberté, ma confiance en moi. Il a pris mes rêves” enrage Sylvia, 37 ans. Opérée en 2022, elle ajoute : “Le pire, quand les gens nous regardent, c’est qu’ils ont l’impression que tout va bien. Mais nous sommes des maux invisibles, rongés par un mal qui nous détruit chaque jour un peu plus. Je me sens sale, Il m’arrive de me répugner.”
Ils parlent des douleurs insupportables, du regard des autres, du sentiment de honte, de la dépression, de la gêne qui s’invite dans l’intimité du couple lorsqu’il parvient à surmonter l’épreuve, de la vie de famille qui en prend un coup, des relations sociales qui se délitent, de l’angoisse d’être dans un lieu public, du suicide, de l’alcool qui est parfois un refuge, des traitements antidépresseurs, des lavements, des examens de santé, bref, de la peur de devenir accros aux antalgiques, des trajets en voiture tant redoutés, de la difficulté à tenir assis… autant de conséquences directes de leur incontinence fécale.
“Il faut imaginer ce que c’est que se faire dessus, le jour, la nuit. De ne rien contrôler. La semaine dernière, ça m’est arrivé 17 fois. Je me suis sentie honteuse à la caisse d’un magasin. Ma vie, c’est des couches au quotidien” confie Fabienne qui a été opérée en 2017. Elle est reconnue désormais invalide à 100 %. Après des mois d’arrêt de travail, cette quinquagénaire a finalement perdu son boulot qu’elle adorait. Elle a fait une tentative de suicide. “J’ai pris 35 kg. Luc Clémens a bousillé ma vie. J’étais une personne dynamique. J’étais sportive. Je vivais à 200 %.” Le neurostimulateur qu’elle porte aujourd’hui l’aide à contrôler un peu son incontinence, mais il n’a rien réglé.
Cette lente descente aux enfers, Johan la vit également. Opéré en 2017, lui aussi a perdu son job. À 48 ans, il est reconnu invalide à 80 %. “En maladie longue durée, j’ai été licencié en 2019. Je gagnais 5 500 euros par mois. Je suis passé à 300 euros, le montant de ma pension invalidité, et je vais aux Restos du Coeur. L’incontinence, tu y penses tous les jours, tout le temps. C’est une obsession. La première chose que je repère quand je vais dans un endroit, ce sont les toilettes” explique-t-il.
Malgré tout, Johan a un tempérament combatif. Il a créé un groupe WhatsApp qui réunit une vingtaine de personnes. Sur ce réseau social, ils se donnent des conseils, se remontent le moral pour mieux supporter ce quotidien où tout tourne autour de l’incontinence. “On ne sait jamais quand ça peut survenir. Alors j’essaie de contrôler mon transit. Je ne mange qu’un repas par jour. Mon but est d’arriver à aller aux toilettes quand je le décide, le mercredi, le samedi et le dimanche. Là, ça peut durer des heures. Je m’impose cela parce que je veux continuer à travailler. Mais il faut comprendre que tousser, éternuer, rigoler, se mettre accroupi, sont des situations où surviennent les fuites” explique Sylvia.
Anne essaie elle aussi de contrôler son transit. “Je me constipe, c’est ma parade” dit-elle, racontant ses insoutenables douleurs post-opératoires. “Aux toilettes, je serrais les dents sur un linge pour ne pas hurler. J’avais envie de mourir.” Elle a toujours la sensation de ressentir “comme des lames de rasoirs au niveau de l’anus.” Comme Léa qui occupe un emploi de serveuse, Anne a osé rompre le silence auprès de son employeur pour lui exposer clairement la situation. “Il fait preuve de beaucoup de compréhension” reconnaît-elle. “J’ai cette chance-là aussi” complète Léa.
Depuis que cette affaire a été révélée au début de l’été, des dizaines de patients renfermés jusque-là sur leur propre souffrance ont découvert qu’ils n’étaient pas seuls. Cela change tout, notamment à l’action judiciaire qu’ils engagent individuellement. “Au début tu te dis, “c’est la faute à pas de chance” raconte Sylvia. À chaque fois que je suis allée voir Luc Clémens en consultation pour lui expliquer la situation, il m’a tellement dit que le problème venait de moi, que c’était un problème psychologique, que mon cerveau ne commandait plus mon sphincter, que j’avais fini par le croire. Cette fois-ci enfin, je sais que je ne suis pas folle !”
Johan, Léa, Fabienne, Sylvia et Anne espèrent obtenir gain de cause devant la justice, et être indemnisés à la hauteur de leur calvaire. Ils espèrent que Luc Clémens répondra de ses actes. “Il nous a mutilés lors de l’opération et humiliés en consultation en refusant de reconnaître ses erreurs. Nous voudrions qu’il paie pour cela” résument-ils, s’en remettant désormais à la justice.